Lévi-Strauss
fala de Eduardo Viveiros de Castro e Manuela Carneiro da Cunha à revista
francesa Le Nouvel Observateur. Segue a entrevista na íntegra, em francês.
A
la veille de ses 94 ans, le célèbre anthropologue entre dans la collection
"Que sais-je?". L’occasion pour notre collaborateur Didier Eribon de
s’entretenir avec l’un des plus grands esprits de l'époque.
EN
1993, au moment où il publiait "Regarder Ecouter Lire", Claude
Lévi-Strauss m’avait dit: "Ce sera mon dernier livre." Il est vrai que
cette superbe gerbe d’études sur les différents domaines de l’art qui avaient
nourri sa vie et son œuvre offrait toutes les apparences d’un bouquet final. Lévi-Strauss y parlait de peinture, de musique, de
littérature, avant d’en venir à l’anthropologie… Oui, tout était là, embrassé
sous un même regard, relié par une même démarche. Malgré tout, je n’avais pas
vraiment cru à son affirmation. Et quand je le vois, je lui demande
régulièrement s’il a un nouvel ouvrage en chantier. Aujourd’hui, comme les fois
précédentes, il s’exclame: "Non, certainement pas! Je n’écris plus que des
petites choses: une préface, un compte rendu un peu développé sur le plan
théorique, ou un court article pour mettre au point en quatre ou cinq pages une
idée qui me tient à cœur, alors qu’il en faudrait trente… Mais je ne me sens
plus capable d’écrire des choses plus longues."
Comme toujours, des livres
sont posés sur la table basse du salon. Je
suis intrigué par un énorme volume, au titre en portugais ("Um outro
olhar", "Un autre regard"). C’est un album de photos sur les
tribus indiennes du Brésil, dans les années 1930. Lévi-Strauss m’explique:
"Luiz de Castro Faria était mon compagnon d’expédition en 1938-1939. Quand
j’ai publié, il y a quelques années, les photos que j’avais prises lors de mes
séjours dans les tribus indiennes ["Saudades do Brasil", Plon, 1994],
il s’est décidé à publier les siennes, en même temps que son Journal tenu lors
de cette expédition. A l’époque, le régime brésilien était un régime
autoritaire, et un étranger ne pouvait pas pénétrer à l’intérieur des terres
sans être accompagné d’un inspecteur. On avait donc affublé Luiz de Castro
Faria, qui était alors un tout jeune ethnologue, du titre d’inspecteur, en même
temps qu’on lui permettait d’aller sur le terrain."
Certaines
photos ressemblent à s’y méprendre à celles publiées par Lévi-Strauss: on
reconnaît les mêmes paysages, les mêmes personnes, notamment chez les
Nambikwara, que Lévi-Straus a rendus célèbres dans "Tristes
Tropiques" ("Ils existent toujours, me dit-il, ils sont encore
quelques centaines"). Mais les clichés de Castro Faria nous montrent parfois
Lévi-Strauss lui-même, et sur l’une des photos on le voit… en train de prendre
des photos.
Un autre livre sur la table:
les "Indian Myths and Legends from the North Pacific Coast of
America". "Ce sont les mythes que Franz Boas avait recueillis, et
qu’il avait publiés, en allemand, en 1895. Et ça n’avait jamais été traduit en
anglais. C’est une mine extraordinaire." Lévi-Strauss a rédigé la préface
de cette édition. Il y décrit Boas comme "le plus grand ethnologue de tous
les temps", un de ces "géants de l’esprit que le xixe siècle sut
produire, et comme on n’en verra probablement jamais plus".
Il
avait employé à peu près les mêmes formules, à propos de Georges Dumézil,
lorsqu’il prononça le discours de réception de ce dernier à l’Académie
française, en 1978. Lui qui eut pour collègue Benveniste, Braudel, Dumézil, lui
qui fut lié d’amitié avec Merleau-Ponty, lui qui dialoguait de livre à livre
avec Sartre, comment voit-il la vie intellectuelle d’aujourd’hui? S’y
intéresse-t-il? "Je lis les ouvrages qu’on m’envoie, mais ce n’est pas
nécessairement ceux que j’aimerais lire. Je suis trop en dehors de tout ce qui
se passe pour pouvoir vous répondre. Je ne suis plus dans le siècle. Vous savez,
avec l’âge, on perd aussi la curiosité intellectuelle."
Mais tout de même, il doit
bien être assez content de constater le regain d’intérêt pour le structuralisme
qui se dessine actuellement dans l’université française: un jeune philosophe de
Nanterre, Patrice Maniglier, qui a publié dans "les Temps modernes"
un article fort remarqué sur son œuvre, s’apprête à soutenir une thèse sur
Saussure, et, de manière plus générale, on s’oriente à nouveau vers ce qui fut
l’un des grands mouvements intellectuels du xxe siècle. "Si c’est vrai, je ne peux évidemment que m’en
réjouir. Je sais que les travaux que vous mentionnez sont en cours, mais je ne
sais pas s’ils sont représentatifs de ce qui se passe ailleurs dans
l’université… Ce qui est indéniable, c’est qu’il y a eu une éclipse du
structuralisme dans les années 1980 et 1990. C’était lié, je crois, à Mai-68. Il y a eu, après
1968, et notamment dans l’anthropologie, un retour à l’esprit sartrien et à une
certaine pensée spontanéiste. Et j’ai
trouvé plutôt cocasse qu’il se soit trouvé par la suite des gens pour faire du
structuralisme une des manifestations de l’esprit de 1968, alors que c’est tout
le contraire." En tout cas Lévi-Strauss reste fidèle à ce structuralisme
auquel son nom est associé: "Non pas à ce qu’une mode éphémère en a fait,
mais à cet effort pour ne pas se laisser duper par le sentiment de l’identité
personnelle, et pour tenter de découvrir dans les faits sociaux des relations
indépendantes des déformations qu’introduisent les intérêts personnels du
sujet, qu’il soit individuel ou collectif."
Quel regard porte-t-il sur
l’anthropologie aujourd’hui? "Elle est dans une situation critique, dans
la mesure où il y a de moins en moins de terrain, et qu’il est de plus en plus
difficile d’y aller. Alors les jeunes anthropologues regardent à droite et à
gauche vers d’autres disciplines: on voit renaître une anthropologie imbue de
psychanalyse, de philosophie, de science politique… Ce n’est plus l’anthropologie que j’ai connue."
Et s’il évoque avec chaleur le travail de Philippe Descola, aujourd’hui
professeur au Collège de France, qui "est en train de construire une
œuvre", c’est essentiellement dans les livres de ses "collègues
brésiliens" qu’il voit actuellement une grande vitalité de la discipline:
"C’est là qu’une ethnologie classique me semble persister, avec, en même
temps, de très grandes nouveautés. Ils travaillent principalement sur les
sociétés amérindiennes, mais c’est également une réflexion théorique de grande
ampleur." Lévi-Strauss me montre alors deux livres posés sur sa table. Une
épaisse "Encyclopédie de la forêt" de Manuela Carneiro da Cunha –
"un ouvrage fascinant" – et un livre d’Eduardo Viveiros de Castro,
dont le titre m’étonne: "l’Inconstance de l’âme sauvage". "Ce
sont les jésuites qui se plaignaient beaucoup de cela aux xvie et xviie siècles
parce que les Indiens se laissaient convertir, puis le lendemain ils revenaient
à leurs croyances. Viveiros de Castro s’est intéressé à ce phénomène, qui était
alors perçu comme de “l’inconstance”."
Je
lui demande ce qu’il lit en ce moment, en dehors des travaux de ses collègues.
"J’ai passé l’été à lire les romans anglais du xixe: Jane Austen,
Thackeray, Trollope, et Dickens: je l’avais lu quand j’étais adolescent, et en
français. Alors j’ai repris ces Dickens classiques que je connaissais depuis
l’enfance, mais cette fois je les ai lus en anglais." Et puis,
ajoute-t-il, "j’ai relu Balzac, pour la 40e fois, dans un état
d’enchantement total". On aura donc compris qu’il fait assez peu de cas du
roman contemporain: "J’ai l’impression que le roman est un genre qui
n’existe plus."
Nous
en venons à la politique. Claude Lévi-Strauss n’ignore pas que son œuvre a été
invoquée à de nombreuses reprises dans des débats politiques au cours des
dernières années, notamment par les adversaires du pacs ou de
l’homoparentalité. Mais il n’y a guère prêté attention. Certes, il tient à
réaffirmer que "l’anthropologie n’a pas vocation à prescrire quelles
solutions doivent adopter nos sociétés". Mais s’il a laissé faire sans
vraiment réagir, c’est, dit-il, "parce que je n’attache pas une telle
importance à ce que j’ai écrit que je me sente obligé de réagir quand quelqu’un
l’utilise de telle ou telle manière. Je n’ai jamais eu l’idée que mon œuvre
pouvait servir de guide à mes contemporains. S’ils s’en servent à des fins
partisanes, c’est leur droit, mais à mes yeux c’est un contresens total, voilà
tout".
Nous
abordons d’autres questions, comme celle du clonage: "Il me paraît évident
que dès lors que ce sera possible techniquement, ça se fera. Si j’avais encore
la force de me lancer dans un tel travail, j’écrirais quelque chose sur la
gémellité. Il me semble que les sociétés humaines ont toujours ressenti une
certaine fascination pour les jumeaux: parfois de l’admiration, parfois de
l’horreur. C’est ce qui va se passer avec le clonage: quand ça existera, nous
regarderons cela comme une curiosité, peut-être une bizarrerie, mais ça sera
parfaitement intégré à la vie de la société."
Quand
nous évoquons la montée des intégrismes religieux, le propos de Lévi-Strauss se
fait plus ferme: "J’ai dit dans “Tristes Tropiques” ce que je pensais de
l’islam. Bien que dans une langue plus châtiée, ce n’était pas tellement
éloigné de ce pour quoi on fait aujourd’hui un procès à Houellebecq. Un tel
procès aurait été inconcevable il y a un demi-siècle; ça ne serait venu à
l’esprit de personne. On a le droit de critiquer la religion. On a le droit de
dire ce qu’on pense." Mais alors, qu’est-ce qui a changé? "Nous
sommes contaminés par l’intolérance islamique. Il en va de même avec l’idée
actuelle qu’il faudrait introduire l’enseignement de l’histoire des religions à
l’école. J’ai lu que l’on avait chargé Régis Debray d’une mission sur cette
question. Là encore, cela me semble être une concession faite à l’islam: à
l’idée que la religion doit pénétrer en dehors de son domaine. Il me semble au contraire que la laïcité pure et dure
avait très bien marché jusqu’ici."
Quant
aux dangers que les activités humaines et la pollution font peser sur l’état de
la planète, Lévi-Strauss s’en inquiète depuis si longtemps qu’il peut me
rappeler que c’était déjà "un des thèmes centraux" de "Tristes
Tropiques": "Quand je suis né, il y avait sur la Terre un milliard et
demi d’habitants. Après mes études, quand je suis entré dans la vie
professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6 aujourd’hui, 8 ou 9 demain. Ce n’est
plus le monde que j’ai connu, aimé, ou que je peux concevoir. C’est pour moi un
monde inconcevable. On nous dit qu’il y aura un palier, suivi d’une redescente,
vers 2050. Je veux bien. Mais les
désastres causés dans l’intervalle ne seront jamais rattrapés."
- "Lévi-Strauss", par Catherine Clément, PUF, coll. "Que sais-je?", 128 p., 6,50 euros. A noter que Claude Lévi-Strauss sera ce soir, 10 octobre, l’invité de Guillaume Durand, dans "Campus" (France 2, 23h15).
- Né à Bruxelles en 1908, Claude Lévi-Strauss découvre sa vocation ethnographique lors d’un séjour au Brésil ("Tristes Tropiques", 1955). Nommé en 1959 professeur d’anthropologie sociale au Collège de France, il a notamment publié "Structures élémentaires de la parenté" (1949), "la Pensée sauvage" (1962), "le Cru et le Cuit" (1964) et "l’Homme nu" (1971). Il a été élu à l’Académie française en 1973.
(*)
Fonte: Le Nouvel Observateur - kiosques - n° 1979 - 10/10/2002 (endereço
eletrônico capturado em julho/2003)
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